5 ans auparavant, printemps 2018, le pays subit une vague de lois qui vont de nouveau à l'encontre des intérêts du peuple. Lycéens, services publics, migrants, suppression de l'ISF, justice, liberté de la presse... Les nouvelles mesures semblent s'installer avec une grande facilité. Je traverse tous les jours la Place Guichard à Lyon, lieu historique de rassemblements citoyens et de défense des travailleurs. Des habitants ordinaires et anonymes se croisent, se rencontrent, au hasard des raisons qui ont pu les amener jusqu'ici. Au fil des semaines, se forment des groupes qui finissent par se donner un calendrier et s'attribuer des tâches. Nous sommes tous animés par un désir d'autre chose, une envie d'agir...
Mais agir comment ?
Après avoir été longtemps un bénévole discipliné dans différentes associations, j'explorais désormais d'autres formes d'engagement, plus ancrées dans la rue, dans les rencontres spontanées et la recherche d'une pertinence politique et systémique. Je prends conscience là aussi de la difficulté de la tâche. Si la justice sociale et la baisse des inégalités de richesse semblent être des aspirations communes, des questions se posent et des freins apparaissent. Comment fait-on ? Quelles actions sont efficaces et à quelle échelle ? Comment décide-t-on dans le groupe ? Et surtout, comment faire vraiment changer les choses ? De mon côté, en parallèle des rendez-vous ouverts à tous sur cette place, je ne peux m'empêcher de me poser cette question : à quoi servent nos engagements citoyens si, dans le même temps, nous continuons à travailler, consommer et voter selon le cadre du système actuel ?
Débute alors un long cheminement à propos de ce problème précis. Pourquoi le peuple adhère à un fonctionnement social qui entretient d'absurdes inégalités de richesses ? Comment acceptons-nous, génération après génération, qu'une élite de quelques carriéristes politiques décident de nos règles et lois communes ? Comment pouvons-nous travailler si souvent sans avoir collectivement la maîtrise des conditions de notre travail ? A mon sens, c'était la connaissance de nous-mêmes en tant que peuple dans son quotidien qu'il fallait prioriser. Je me disais que si nous ne commencions pas par là, par la racine, il y a de grandes chances pour que nos luttes, nos engagements associatifs et nos gestes individuels se dispersent vers de multiples combats ne portant pas toujours sur les causes profondes du problème.
Dès les premières pages, le constat est que le peuple se laisse largement déposséder du pouvoir politique ainsi que de la gestion des richesses qu'il produit. L'objectif initial est le suivant : tenter de comprendre les mécanismes qui conduisent le peuple à se satisfaire, à donner son consentement à une telle organisation sociale. Cette exploration est pour moi le préalable nécessaire à notre engagement critique, notre lutte collective. Manifester pour demander aux dominants plus de justice sociale est vain. Agir en réaction aux scandales réguliers dans lesquels ils sont impliqués n'a pas d'effets. Changer le « roi » pour un autre au cours d'un énième vote non plus.
Au cours des quatre années de travail consacrées à ce projet, je me suis plongé, en parallèle des réunions et actions dans la rue, dans une étude intense sur ce sujet précis de l'acceptation du peuple. J'ai décortiqué un grand nombre de rapports, articles et livres de sciences humaines de 200 à 700 pages. Le questionnement s'est nourri des échanges que nous avons eu sur cette place, de ces discussions interminables que nous avons continué à entretenir ensuite avec les copains de lutte, au fil des projets et des évènements. Alors qu'il n'était pas question d'en faire un livre au départ, la recherche m'a tellement fait écrire pour structurer les données du problème que l'idée est venue ensuite. La tâche a été de tenter de condenser cette quantité d'informations, parfois ingrates à parcourir, dans un ouvrage qui puisse se lire facilement en « seulement » 280 pages.
Mais le texte reste dense, et cette densité est une manière de montrer que s'intéresser à l'économie, déconstruire nos habitudes de pensée et expérimenter la démocratie est un effort, long et coûteux. Nous sommes si conditionnés à nous faire d'abord individuellement une place dans la société que se pencher en détail sur notre dépossession collective du pouvoir est une épreuve. Il ne peut en être autrement. Le livre s'inscrit dans cette réalité.
30 personnes ont participé aux différentes phases de relecture. Je les remercie chaleureusement. Sans leurs précieux retours le texte n'aurait pas pu trouver sa forme pédagogique.
Analyser, débattre, écrire sur ces questions capitales de société doit être l'œuvre de tous, à sa manière (individus, assemblées citoyennes, collectifs d'éducation populaire, associations...). Ce travail ne peut pas être réservé aux chercheurs universitaires quels que soient leurs talents, à une élite dite d'« intellectuels », à des professionnels de la politique ou à une frange toujours la même de personnages médiatisés que nous écoutons en boucle. C'est l'habitant d'un territoire, le travailleur ordinaire qui est le spécialiste du pouvoir et de la vie collective. Le projet du livre veut abonder dans ce sens, à la fois dans l'exemple de mon parcours (animateur, chômeur, gilet jaune, réparateur de vélo, infirmier), et dans les idées défendues dans les chapitres ; nous sommes légitimes pour prendre les décisions politiques. Nous sommes capables de gérer les conditions et finalités de notre travail.
Se satisfaire de la paix sociale dont nous disposons en France est un renoncement. C'est ne pas mettre des mots sur les conditions de vie inacceptables des plus écrasés par le système économique actuel. C'est abandonner notre pouvoir en tant que peuple. C'est se conformer à ce que le ''système de domination'' attends de nous, pendant notre scolarité, puis dans notre travail, nos consommations de loisirs, et même lors de nos engagements citoyens.
HTML Code Generator